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Droit des affaires

LES OBLIGATIONS CONTRACTUELLES IMPLICITES

20 novembre 2023

Par Charles Côté-De Lagrave

Le 27 octobre dernier, la Cour Suprême du Canada a rendu une décision en matière de responsabilité civile relativement aux obligations contractuelles implicites : Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, 2023 CSC 25.

Contexte

En 2002, Antoine Ponce (ci-après « Ponce ») et Daniel Riopel (ci-après « Riopel ») sont nommés présidents d’un groupe de trois compagnies œuvrant dans le domaine des assurances[1]. Ponce est le président de la compagnie L’Excellence, une compagnie d’assurance vie qui est la propriété de Michel Rhéaume (ci-après « Rhéaume ») et André Beaulne (ci-après « Beaulne ») qui détiennent 93% du capital-actions par l’entremise de sociétés d’investissements[2]. Quant à Riopel, il est président des compagnies Michel Rhéaume & Associés Inc. et Beaulne & Rhéaume Assurance ltée, des compagnies de courtage qui sont entièrement détenues par Rhéaume et Beaulne par l’entremise de sociétés d’investissements[3].

Suivant leur embauche à titre de président, Ponce et Riopel négocient avec les trois compagnies une entente dénommée « Convention de rémunération incitative » (ci-après l’« Entente »)[4]. L’Entente porte sur les engagements des parties à veiller au succès des trois compagnies et sur les différentes rémunérations de Ponce et Riopel à titre de président[5]. L’Entente est succincte et ne contient pas d’obligation explicite pour Ponce et Riopel[6].

En 2005, la compagnie Industrielle Alliance et Services Financiers Inc. (ci-après « IA ») informe Ponce et Riopel de leur intérêt à acquérir les trois compagnies[7]. S’en suivront des discussions et des échanges de documents entre Ponce, Riopel et IA qui aboutiront sur la signature par les parties d’un engagement de confidentialité portant sur toute transaction éventuelle[8]. Cette entente de confidentialité prévoyait, en sus du partage de renseignements confidentiels entre les parties, que IA s’engageait à traiter exclusivement avec Ponce et Riopel dans le cadre de cette transaction, sans informer Rhéaume et Beaulne[9]. Rhéaume et Beaulne ne seront jamais informés de l’intérêt de IA à acquérir les trois entreprises[10]. En fait, en 2006, lorsque Rhéaume et Beaulne évaluent la possibilité de vendre leurs parts dans les trois entreprises, Beaulne demande à Ponce si IA serait intéressé par l’acquisition de leurs parts, ce à quoi Ponce répond à la négative[11].

Tout en ignorant l’intérêt de IA à acquérir les trois compagnies, Rhéaume et Beaulne décident de vendre leurs parts dans les compagnies à Ponce et Riopel[12]. Rhéaume reçoit une somme de 23 500 000$ pour ses parts et Beaulne reçoit 10 371 210$ pour les siennes[13]. Quelques mois plus tard, Ponce et Riopel revendent les parts récemment acquises à IA pour une somme de 74 280 000[14]. Suivant un communiqué de presse de IA annonçant l’acquisition des trois compagnies, Rhéaume et Beaulne apprennent l’existence de la transaction de revente des parts par Ponce et Riopel et décide de déposer une demande en justice réclamant 24 000 000 $ à Ponce et Riopel pour les gains qu’ils auraient obtenus pour la transaction de revente à IA[15].

Jugement de première instance

Dans leur demande en justice, Rhéaume et Beaulne allèguent que Ponce et Riopel ont manqué, entre autres, à leur obligation de bonne foi, de loyauté et de transparence en omettant volontairement de les informer de l’intérêt manifesté par IA à acquérir les trois entreprises[16].

En défense, Ponce et Riopel répondent, entre autres, qu’ils n’avaient pas d’obligation envers les actionnaires qu’étaient Rhéaume et Beaulne et qu’ils ont respecté l’ensemble de leurs obligations en vertu de l’Entente[17].

Dans son jugement[18], l’honorable Michel Déziel, J.C.S. donne partiellement raison à Rhéaume et Beaulne et condamne Ponce et Riopel à leur verser près de 12 000 000$[19]. Le juge retient que Ponce et Riopel étaient redevables envers les trois compagnies de devoirs d’honnêteté, de loyauté, de prudence et de diligence[20]. Aussi, le juge conclut que ces devoirs s’étendent aux actionnaires des compagnies lorsqu’il existe une relation indépendante entre les actionnaires et les administrateurs[21]. Dès lors, le juge conclut que Ponce et Riopel ont manqué à leurs obligations envers les actionnaires Rhéaume et Beaulne[22]. Ponce et Riopel portent en appel la décision de première instance.

Jugement en appel

Dans son jugement[23], la Cour d’appel rejette à l’unanimité l’appel et confirme le jugement de première instance[24]. Cependant, la Cour d’appel précise que le juge de première instance s’était trompé en étendant aux actionnaires les devoirs d’honnêteté et de loyauté dus par les administrateurs[25]. La Cour d’appel considère cette erreur comme non déterminante puisque la responsabilité de Ponce et Riopel était aussi retenue en vertu de leurs obligations contractuelles de bonne foi et de renseignements envers Rhéaume et Beaulne[26]. Ponce et Riopel portent en appel devant la Cour suprême la décision de la Cour d’appel.

Jugement de la Cour suprême du Canada

La Cour suprême commence son analyse en s’attardant à l’obligation de loyauté de type « fiduciaire » qu’aurait les administrateurs envers les actionnaires[27]. La Cour suprême confirme le raisonnement de la Cour d’appel à l’effet que l’obligation de loyauté qu’ont les administrateurs envers la société ne s’étend pas aux actionnaires[28]. La Cour rappelle qu’il existe deux types de loyauté qui doivent être distingués[29]. Premièrement, il y a la loyauté contractuelle découlant de la bonne foi qui oblige un contractant de « tenir compte de l’intérêt de l’autre partie »[30]. Par la suite, il y a la loyauté dans l’exercice d’un pouvoir ne devant être exercé que dans l’intérêt du bénéficiaire ou dans l’objectif d’atteindre le but pour lequel le pouvoir a été confié[31]. L’obligation de loyauté imposé aux administrateurs d’une société tombe dans le deuxième type, c’est-à-dire celle se rapportant à l’exercice de pouvoirs qui sont définis en fonction d’une finalité[32].

Par la suite, la Cour suprême se penche sur l’obligation extracontractuelle de renseignement dans la négociation et la formation du contrat[33]. La Cour rappelle que les exigences de la bonne foi dont l’obligation de renseignement découle doivent être respectées lors de la formation du contrat[34]. Ce devoir de renseignement doit s’apprécier à la lumière de la relation entre les parties et du climat de confiance qui règne entre elles, sans nécessairement imposer aux parties de renoncer à son propre intérêt ou de le subordonner à celui d’autrui[35].

Ensuite, la Cour suprême traite l’obligation contractuelle implicite de renseignement[36]. La Cour arrive à la conclusion que Ponce et Riopel ont tort de prétendre que l’Entente ne comprenait pas d’obligation implicite de renseignements[37]. En vertu de l’article 1434 du Code civil du Québec, le contrat oblige les parties non seulement pour ce qui est exprimé, mais aussi « pour tout ce qui en découle d’après sa nature et suivant les usages, l’équité ou la loi »[38]. La nature d’un contrat est la source d’une obligation implicite lorsque cela s’avère nécessaire pour que le contrat soit cohérent et que cela s’inscrit dans l’économie générale du contrat[39]. En bref, l’obligation implicite découlant de la nature du contrat n’a pas pour effet d’ajouter des obligations inédites, mais plutôt de combler les carences dans son contenu explicite[40].

En analysant l’économie générale de l’Entente, la Cour arrive à la conclusion que cette Entente vise à formaliser une relation d’affaires entre les parties qui repose sur un degré élevé de confiance[41]. La non-divulgation de l’intérêt de IA dans les trois compagnies contrevient à cette obligation implicite[42]. De plus, la Cour suprême ajoute qu’en plus d’avoir manqué à leur obligation implicite de renseignement découlant de la nature de l’Entente, Ponce et Riopel ont exécuté l’Entente de manière non conforme aux exigences de la bonne foi[43]. La Cour rappelle qu’il existe une distinction entre l’inexécution d’une obligation contractuelle et l’exécution de cette obligation en contravention aux exigences de la bonne foi[44]. Dans le premier cas, il est question de la réalisation du contenu de l’obligation contractuelle, tandis que dans le second cas, il est question de la manière dont l’obligation contractuelle est exécutée[45]. Bien que cette distinction ne soit pas toujours utile ou nécessaire, cela peut s’avérer pertinent de démontrer que, en sus d’avoir inexécuté son obligation contractuelle, la partie est responsable d’un second manquement additionnel dans l’exécution fautive en contravention des exigences de la bonne foi[46]. Cela peut avoir une incidence pour le remède octroyé[47].

Par la suite, la Cour s’attarde sur l’obligation d’exécuter le contrat conformément aux exigences de la bonne foi[48]. La bonne foi est une norme législative d’ordre public qui, par le biais des articles 1375 et 1434 du Code civil du Québec, constitue une obligation implicite incluse dans tout contrat[49]. L’article 1434 « prévoit un mécanisme de prestations implicites », tandis que l’article 1375 impose aux parties contractantes une de ces prestations implicites soit de maintenir une attitude générale dans le déroulement de leur relation contractuelle[50]. Cette obligation implicite de bonne foi se justifie au sens de la justice contractuelle, non pas par le principe de l’autonomie de la volonté des parties, mais sur l’ordre public[51]. La Cour suprême mentionne que « la bonne foi se distingue des prestations implicites émanant, entre autres, de la nature du contrat. La norme impérative de la bonne foi s’applique à tous les contrats ; sa mise en œuvre varie selon les circonstances. »[52]. Donc, même si Ponce et Riopel n’avaient pas d’obligation de loyauté envers Rhéaume et Beaulne dans l’exercice de pouvoirs dans l’intérêt d’autrui, c’est-à-dire la société, ils avaient tout de même une obligation de loyauté contractuelle découlant du devoir de bonne foi[53]. La Cour définit la loyauté contractuelle comme « l’attitude générale d’un contractant de bonne foi, lequel doit tenir compte des intérêts de son cocontractant »[54].

La bonne foi, selon les circonstances, peut avoir une dimension prohibitive ou une dimension proactive[55]. Selon la dimension prohibitive, les parties doivent s’abstenir d’exécuter le contrat de façon malhonnête[56]. La dimension prohibitive de la bonne foi « exige de chaque partie contractante qu’elle ne compromette pas l’existence ou l’équilibre de la relation contractuelle »[57]. La Cour conclut que Ponce et Riopel ont contrevenu à la dimension prohibitive de la bonne foi[58]. La dimension proactive de la bonne foi « exige de chaque partie contractante qu’elle adopte un comportement actif destiné à assister son partenaire contractuel, tout en demeurant compatible avec ses propres intérêts »[59]. Selon le contexte, la partie contractante doit avertir en cours de contrat son partenaire contractuel des évènements qu’il aurait intérêt à connaître pour l’exécution du contrat[60]. La Cour conclue que Ponce et Riopel ont aussi contrevenu à la dimension proactive de la bonne foi[61].

Finalement, la Cour conclut son analyse sur le remède approprié[62]. Tout d’abord, la Cour suprême énonce que le remède de la remise des profits n’est pas approprié en l’espèce[63]. En effet, le remède approprié est l’octroi de dommages-intérêts pour compenser la perte subie[64]. Pour ce faire, la Cour suprême se réfère à la décision Baxter[65] de la Cour d’appel du Québec. Dans cette décision, la Cour d’appel établi que, lorsqu’il n’était pas possible pour une partie d’établir avec précision la valeur de la perte subie en raison de la dissimulation malhonnête d’une information par l’autre partie, il fallait présumer que cette perte équivalait au profit réalisé par la partie ayant dissimulé l’information[66]. Dès lors, la Cour suprême applique cette présomption au présent dossier et conclue que « lorsqu’un manquement aux exigences de la bonne foi empêche la partie lésée de faire la preuve du préjudice, il y a lieu de présumer que celui-ci équivaut au profit réalisé par la partie fautive »[67]. La Cour arrive à la conclusion que Ponce et Riopel n’ont pas été en mesure de renverser cette présomption et donc que les dommages-intérêts dus équivalent à la différence entre le montant du prix de vente reçu par Rhéaume et Beaulne lors de la vente à Ponce et Riopel et le montant reçu par Ponce et Riopel lors de la vente à IA.

Conclusion

Ce jugement de la Cour suprême se trouve être d’une grande utilité pour tout juriste voulant mieux comprendre la portée des différentes obligations implicites contenues dans un contrat et de l’application du régime de responsabilité civile contractuelle lors de manquements à ces obligations implicites.

En effet, en sus de distinguer les deux types de loyauté qui peuvent être en cause dans l’obligation de loyauté et de se pencher sur l’obligation extracontractuelle et contractuelle de renseignement, la Cour suprême aborde en profondeur le devoir de bonne foi et sa dimension prohibitive et proactive. Finalement, la Cour vient établir une présomption que la perte subie, dans le cas où un manquement aux exigences de la bonne foi empêche la partie lésée de prouver son préjudice, équivaut au profit réalisé par la partie fautive.

[1] Ibid. au para. 87.

[2] Ibid. au para. 105.

[3] Ibid.

[4] Baxter v. Biotech electronics Ltd., 1998 CanLII 10406 (QC CA).

[5] Supra note 1, aux paras. 110-111.

[6] Ibid. au para. 113.

[7] Ibid. au para. 47.

[8] Ibid. au para. 49.

[9] Ibid. au para. 50.

[10] Ibid. au para. 53.

[11] Ibid. au para. 54.

[12] Ibid.

[13] Ibid. au para. 55.

[14] Ibid.

[15] Ibid.

[16] Ibid. au para. 61.

[17] Ibid. au para. 63.

[18] Ibid. au para. 64.

[19] Ibid.

[20] Ibid. au para. 65.

[21] Ibid.

[22] Ibid. au para. 66.

[23] Ibid. au para. 70.

[24] Ibid.

[25] Ibid. au para. 71.

[26] Ibid.

[27] Ibid. au para. 72.

[28] Ibid. au para. 74.

[29] Ibid. au para. 75.

[30] Ibid. au para. 76.

[31] Ibid.

[32] Ibid. au para. 79.

[33] Ibid. au para. 80.

[34] Ibid.

[35] Ibid. au para. 81.

[36] Supra note 1, au para. 39.

[37] Ibid.

[38] Ibid. au para. 41.

[39] Ibid.

[40] Ibid.

[41] Ibid. au para. 43.

[42] Ponce c. Société d'investissements Rhéaume ltée, 2021 QCCA 1363.

[43] Ibid. au para. 4.

[44] Ibid. aux paras. 78-79.

[45] Ibid. au para. 84.

[46] Ibid. au para. 23.

[47] Ibid. au para. 24.

[48] Société d'investissements Rhéaume ltée c. Ponce, 2018 QCCS 3538.

[49] Ibid. aux paras. 719-720.

[50] Ibid. au para. 426.

[51] Ibid. au para. 427.

[52] Ibid. au para. 544.

[53] Ibid. au para. 21.

[54] Ibid.

[55] Ibid.

[56] Ibid. au para. 22.

[57] Ibid. au para. 18.

[58] Ibid.

[59] Ibid.

[60] Ibid. au para. 19.

[61] Ibid. au para. 20.

[62] Ibid. au para. 15.

[63] Ibid. au para. 16.

[64] Ibid.

[65] Ponce c. Société d’investissements Rhéaume ltée, 2023 CSC 25, au para. 14.

[66] Ibid., au para. 13.

[67] Ibid.