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Droit des affaires

Le délai de prescription applicable à l’homologation d’une sentence arbitrale étrangère

22 août 2022

Par Charles Côté-De Lagrave

Par Charles Côté-De Lagrave, avocat chez Spiegel Sohmer Inc. et Joshua Lasry, étudiant chez Spiegel Sohmer Inc.

Le 29 juin dernier, la Cour d’appel a rendu une décision importante en ce qui concerne le délai de prescription applicable à l’homologation d’une sentence arbitrale étrangère. En effet, cette décision démontre la place grandissante que l’arbitrage prend dans notre système judiciaire.

Contexte

Le litige met en cause M. Rachad Itani (M. Itani) qui souscrit, en 2000, à un prêt de 1 000 000 € auprès de la Société générale de Banque au Liban SAL (la Banque) pour financer l’acquisition par M. Itani de divers titres au Liban[1]. Ces titres sont détenus dans un patrimoine fiduciaire géré par la Banque[2]. Afin de garantir le remboursement du prêt, les parties signent un contrat qui est assorti d’une clause d’arbitrage[3].

En 2002, la Banque poursuit M. Itani devant les tribunaux français en remboursement du prêt[4]. Parallèlement, M. Itani fait une demande reconventionnelle contre la Banque en lui réclamant des dommages et intérêts pour avoir dilapidé les titres qui étaient sous la gestion de la Banque[5]. Les tribunaux français se déclarent non compétents pour statuer sur l’ensemble du litige du fait de la clause d’arbitrage prévue au contrat[6]. En 2005, le litige est porté en arbitrage devant la Chambre de commerce de Beyrouth au Liban[7]. En août 2006, une sentence arbitrale est rendue dans laquelle l’arbitre condamne M. Itani à rembourser à la Banque la somme de 1 319 733.27 €[8]. Cependant, dans la sentence arbitrale, l’arbitre se déclare non compétent pour traiter de la demande reconventionnelle[9].

En avril 2016, la Banque introduit une demande de reconnaissance et d’exécution de la sentence arbitrale devant la Cour supérieure du Québec[10]. M. Itani s’oppose à la demande de reconnaissance et d’exécution de la sentence arbitrale au motif que celle-ci serait prescrite[11].

La juge en première instance, l’honorable Dominique Poulin, J.C.S. conclut que le délai de prescription applicable est la prescription décennale et dès lors, la demande de reconnaissance et d’exécution de la sentence arbitrale n’est pas prescrite[12].

Le délai de prescription applicable

Dans le présent arrêt, la Cour d’appel arrive à la conclusion que, au Québec, la sentence arbitrale bénéficie d’un statut privilégié similaire à celui dont bénéficie le jugement d’un tribunal judiciaire. Cette conclusion diffère de celle à laquelle la Cour suprême est arrivée dans l’arrêt Yugraneft[13] lorsque cette dernière s’est attardée au statut de la sentence arbitrale en Alberta.

La Cour d’appel commence son analyse en s’attardant à l’article 652 du Code de procédure civile[14]. Cet article énonce que « La sentence arbitrale rendue hors du Québec, qu’elle ait été ou non confirmée par une autorité compétente, peut être reconnue et déclarée exécutoire comme un jugement du tribunal […] ». De plus, cet article indique que les règles applicables en matière de reconnaissance et d’exécution doivent être interprétées selon la Convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères[15] (la Convention).

Par la suite, la Cour indique qu’une demande de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale étrangère est régie par les règles de procédure du territoire où la demande est présentée[16]. Par ailleurs, la Cour réfère au jugement Yugraneft qui établit que les délais de prescription doivent être considérés comme des règles de procédure au sens la Convention[17]. Dès lors, ce sont les articles du Code civil du Québec qui portent sur la prescription extinctive qui s’appliquent[18].

Pour trouver le délai de prescription applicable en l’espèce, la Cour d’appel se prête à l’exercice de qualifier l’objet de la demande de la Banque. Dans le présent cas, la Cour détermine que la demande de la Banque vise l’exécution de ses droits au Québec qui ont déjà été reconnus par l’arbitre[19]. Dès lors, le délai de prescription applicable est celui de 10 ans[20].Il est important de comprendre que la demande de la Banque ne vise pas à faire reconnaître ses droits au Québec. Dans un tel cas, comme dans l’arrêt Matol[21] de la Cour d’appel, le délai de prescription applicable aurait été de 3 ans[22].

Cependant, la Cour d’appel pousse l’analyse plus loin en se demandant si la prescription décennale s’applique de par l’article 2922 C.c.Q qui prévoit que « Le délai de la prescription extinctive est de 10 ans, s’il n’est autrement fixé par la loi. » ou de par l’article 2924 C.c.Q. qui énonce que « Le droit qui résulte d’un jugement se prescrit par 10 ans s’il n’est pas exercé. ». La Cour nous rappelle que la sentence arbitrale n’est pas un jugement puisqu’elle n’émane pas du pouvoir de l’état[23]. Cependant, rien n’empêche le législateur de prévoir qu’une sentence arbitrale soit considérée comme un jugement à une fin précise[24]. La Cour d’appel conclut donc que le terme « jugement » à l’article 2924 C.c.Q. inclut la sentence arbitrale[25].

Cette conclusion de la Cour repose sur les articles 2892, 2895 et 2896 C.c.Q. traitant de l’interruption de la prescription[26]. Les articles 2892 et 2895 C.c.Q qui traitent des demandes en justice font spécifiquement référence à l’arbitrage. Par la suite, bien que l’article 2896 C.c.Q. ne mentionne pas spécifiquement l’arbitrage, pour que cet article ait plein effet, la Cour considère que le terme jugement doit être interprété comme incluant la sentence arbitrale[27]. En effet, s’appuyant sur l’article 41.1 de la Loi d’interprétation du Québec[28] qui prévoit que « Les dispositions d’une loi s’interprètent les unes par les autres en donnant à chacune le sens qui résulte de l’ensemble et qui lui donne effet. », la Cour établit un parallèle entre l’article 2896 C.c.Q. et l’article 2924 C.c.Q. pour arriver à la conclusion que le sens du terme « jugement » doit avoir la même interprétation dans ces deux articles, soit celle d’inclure la sentence arbitrale[29]. En bref, le délai de prescription est de dix ans de par l’application de l’article 2924 C.c.Q.

Conclusion

Ce jugement de la Cour d’appel est intéressant principalement pour deux raisons. Premièrement, ce jugement traite de la distinction à faire entre la reconnaissance d’un droit et l’exécution de ce droit lorsqu’il est question du délai de prescription. Dans le premier cas, le délai de prescription est de trois ans tandis que dans l’autre celui-ci est de 10 ans. Deuxièmement, ce jugement réitère l’importance que possède le processus d’arbitrage au Québec. En effet, celui-ci a été élevé presque au même rang que le processus judiciaire étatique.

[1] Itani c. Société générale de Banque au Liban SAL, 2022 QCCA 920, au para 3.

[2] Ibid.

[3] Ibid au para 4.

[4] Ibid au para 5.

[5] Ibid au para 5.

[6] Ibid au para 6.

[7] Ibid au para 7.

[8] Ibid au para 9.

[9] Ibid.

[10] Ibid au para 11.

[11] Ibid au para 12.

[12] Société générale de Banque au Liban SAL c. Itani, 2019 QCCS 5266, au para 49.

[13] Yugraneft Corp. c. Rexx Management Corp., 2010 CSC 19.

[14] Supra note 1 au para 28.

[15] LRC 1985 c 16 (2e supp), arts. I, III, V, XI.

[16] Supra note 1 au para 29.

[17] Supra note 13 au para 1.

[18] Supra note 1 au para 29.

[19] Ibid au para 32.

[20] Ibid au para 33.

[21] Matol Botanical International Ltd. c. Sarah Jurak, 2012 QCCA 898.

[22] Ibid au para 30.

[23] Ibid au para 34.

[24] Ibid.

[25] Ibid au para 35.

[26] Ibid.

[27] Ibid au para 36.

[28] RLRQ, c. I-16.

[29] Supra note 1 au para 37.