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Se défendre ou pas (ou peu) devant un tribunal étranger? : un choix délicat!

16 avril 2019

Par Laurent Debrun

La Cour suprême du Canada vient nous rappeler que de lourdes conséquences découlent de tout geste constitutif d’une reconnaissance de compétence posé par un résident du Québec poursuivi devant un tribunal étranger (Barer c. Knight Brothers LLC 2019 CSC 13). 

Sommaire:

Barer réside au Québec. Il est poursuivi par Knight, une société américaine, dans l’état du Utah avec deux sociétés qu’il contrôle, dont l’une d’elles, BEC, est une société américaine basée au Vermont. Knight leur réclame la différence entre le prix d’un contrat et des travaux additionnels que Barer aurait approuvés lors d’une conversation téléphonique. Barer n’était pas une partie au contrat. Knight demande la levée du voile de la personnalité morale pour cause de dol, d’enrichissement sans cause et de quasi délit. Barer aurait confirmé par téléphone à Knight que les coûts additionnels engendrés par les changements d’ordres seraient dûment payés. Barer réplique à la poursuite en demandant le rejet sommaire de l’action par requête en irrecevabilité et conteste la compétence du tribunal à son égard.

Barer et les deux sociétés défenderesses ont reçu la signification de la demande et ont déposé un avis de comparution au Utah. Les trois défendeurs ont alors adopté une stratégie différente. BEC, qui avait signé le contrat avec Knight, a déposé une réponse, une défense et une demande reconventionnelle. Dans ses procédures, BEC n’a pas soulevé la question de l’absence de compétence du tribunal de l’Utah, se contentant de nier les faits sur lesquels repose la demande. La société canadienne a présenté une requête pour que son avocat soit autorisé à cesser d’occuper en plaidant qu’elle ne reconnaissait pas la compétence du tribunal de l’Utah et qu’elle ne participerait pas à l’instance. Comme elle n’a pas présenté de défense, son défaut a été constaté par le greffe du tribunal du Utah. Barer, lui, a présenté au stade préliminaire une requête recherchant le rejet de la demande dirigée contre lui à titre personnel, soit avant son examen au fond par le tribunal. Barer niait que les deux sociétés soient son alter ego, que l’action fondée sur de fausses représentations ayant causé une prétendue perte économique pure n’était pas recevable en droit au Utah et troisièmement que le tribunal du Utah n’avait pas compétence personnelle à son égard. Cette requête en irrecevabilité de Barer et chacun de ces moyens furent rejetés, le tribunal autorisant l’instruction de la cause au mérite. Un jugement fut alors rendu par défaut contre les droits défendeurs.

Comment la Cour suprême va conclure que Barer avait reconnu la compétence du tribunal du Utah?

Knight avait déposé en preuve, pour contester la requête en irrecevabilité de Barer, diverses pièces et un affidavit soutenant sa thèse. La règle veut que cette preuve soit tenue pour avérée dans le cadre de cette requête. Le tribunal américain pouvait donc se déclarer compétent. Pour le tribunal de l’Utah, il était dans l’intérêt du système de justice internationale que les trois défendeurs soient jugés ensemble, dans le cadre d’une seule et même action. Le tribunal du Utah avait même conclu que les prétentions de Knight démontraient l’existence de l’alter ego, prima facie. Finalement, Barer n’a jamais déposé une défense alors qu’il avait été invité à le faire. Barer a seulement participé à une conférence de règlement à l’amiable ce qui est obligatoire au Utah. Selon Barer, ceci ne voulait pas dire qu’il avait reconnu la compétence du tribunal étranger. Alors quel geste positif de Barer, posé au Utah, va lui nuire quand vint le moment de contester la reconnaissance par la Cour supérieure du jugement rendu par défaut contre lui?

Tant la Cour supérieure que la Cour d’appel ont décidé que Barer, par sa conduite, avait reconnu la compétence des tribunaux de l’Utah et que rien ne s’opposait donc à la reconnaissance et à l’exécution au Québec du jugement rendu par défaut contre lui au Utah. En présentant des arguments touchant le fond, dans le contexte de sa requête en irrecevabilité visant à contester la compétence du tribunal de l’Utah, la majorité des juges de la Cour suprême va conclure que Barer a bel et bien reconnu la compétence du tribunal de l’Utah comme le prévoit l’article 3168 (6) du Code civil du Québec (C.c.Q). Cela suffisait pour établir le rattachement important entre la substance du différend, les parties et le tribunal de l’Utah. Dès lors, Barer ne disposait d’aucun moyen pour s’opposer à la reconnaissance au Québec du jugement par défaut de l’Utah et à son opposabilité contre lui au Québec.

Le dilemme, pour tout résident du Québec, est donc de choisir entre se défendre à l’étranger ou plutôt jouer la carte de la « chaise vide ». Les risques et avantages de la stratégie à adopter dans le cadre d’une poursuite à l’étranger doivent être soupesés avec une grande prudence alors même que le délai pour réagir est souvent très court. Cet arrêt confirme encore une fois l’importance d’une analyse multi juridictionnelle du différend, dès sa naissance, et d’une étroite collaboration entre l’avocat québécois et celui du for étranger afin de prendre les bonnes décisions si l’on veut pouvoir s’opposer, au Québec, à la reconnaissance d’un jugement rendu à l’étranger alors que la compétence du tribunal étranger est contestée.

L’arrêt de la Cour suprême du Canada:

La Cour suprême rappelle ici que l’objectif du C.c.Q. est de faire en sorte que toute décision judiciaire rendue hors du Québec soit reconnue et déclarée exécutoire au Québec, sauf exception. Ce grand principe date des arrêts de la Cour suprême dans Morguard Investments c. De Savoye, (1990) 3 R.C.S. 1077 et Beals c. Saldanha, (2013) 3 R.C.S. 416. Dans Beals, le défendeur, un résident canadien, avait vendu sa propriété en Floride pour 8000$. Poursuivi par l’acheteur, il omit de se défendre et un jury rendit un jugement par défaut contre lui pour 260 000$. En Cour suprême, le jugement valait près d’un million de dollars avec les intérêts. La décision prise sciemment de ne pas se défendre en Floride mena la Cour suprême a décidé qu’il était nécessaire de déclarer le défendeur forclos d’invoquer au Canada des moyens de défense qu’il aurait pu invoquer en Floride. Le jugement fut donc reconnu au Canada.

Il existe six exceptions seulement en droit québécois pour permettre au tribunal québécois de déroger à ce principe général et de refuser la reconnaissance au jugement étranger. La principale exception est que le tribunal étranger n’était pas compétent pour décider du différend selon les règles du C.c.Q. (article 3155 C.c.Q.).

Celui qui veut faire reconnaître le jugement étranger au Québec doit faire la preuve de l’existence d’un des cas énumérés à l’article 3168 C.c.Q. afin que la compétence internationale indirecte du tribunal étranger soit reconnue.  Un seul des 6 critères suffit. Dans le cadre d’une action personnelle à caractère patrimonial, l’article 3168 C.c.Q. prévoit les six situations dans lesquelles les tribunaux québécois doivent conclure à la compétence internationale du tribunal étranger et donc reconnaître sa décision au Québec, même si elle fut rendue par défaut.

 

Article 3168 C.c.Q.

« 3168. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, la compétence des autorités étrangères n’est reconnue que dans les cas suivants:

1°   Le défendeur était domicilié dans l’État où la décision a été rendue;

2°   Le défendeur avait un établissement dans l’État où la décision a été rendue et la contestation est relative à son activité dans cet État;

3°   Un préjudice a été subi dans l’État où la décision a été rendue et il résulte d’une faute qui y a été commise ou d’un fait dommageable qui s’y est produit;

4°   Les obligations découlant d’un contrat devaient y être exécutées;

5°   Les parties leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé; cependant, la renonciation du consommateur ou du travailleur à la compétence de l’autorité de son domicile ne peut lui être opposée;

6°   Le défendeur a reconnu leur compétence. »

Selon la Cour suprême, cette liste de 6 critères est exhaustive.

Pour la majorité des juges, en présentant un argument au Utah qui, si retenu, aurait résolu le litige en tout ou en partie, ceci suffit pour constituer une reconnaissance par Barer de la compétence internationale indirecte du tribunal étranger au sens de l’art. 3168 (6) C.c.Q. L’acte constitutif de la preuve d’une reconnaissance de la compétence du tribunal étranger peut être implicite ou explicite.

Barer n’a pas fait la preuve devant la Cour supérieure qu’il était obligé selon le droit du Utah de plaider fond et forme en même temps au stade préliminaire sans quoi il risquait d’être forclos de le faire ultérieurement. Barer prétend qu’il n’avait pas le choix et qu’il devait contester simultanément le fond et la compétence. La Cour suprême rappelle qu’il a le fardeau de prouver que tel est l’état du droit de la procédure dans cet état étranger. À défaut d’une telle preuve, le tribunal québécois, en application de la procédure québécoise, devrait refuser de reconnaître cette prétention.

Après le rejet de son moyen d’irrecevabilité, Barer a participé à une séance de règlement à l’amiable et il a demandé une prorogation de délai pour déposer sa défense. Selon la majorité de la Cour suprême, ceci démontre qu’il n’était pas obligé de soulever des moyens visant le fond en même temps que l’irrecevabilité, comme il le prétend, mais qu’il a choisi de jouer sur deux tableaux. Les juges Brown et Côté sont dissidents quant à cette question, estimant que les gestes de Barer ne constituaient pas une reconnaissance de la compétence du tribunal du Utah.

Une requête en reconnaissance et en exécution d’un jugement étranger constitue une demande en justice qui donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile. Les parties ne sont donc pas exemptées des exigences énoncées à l’article 2803 C.c.Q. Le demandeur doit prouver les faits sur lesquels se fonde le droit à la reconnaissance du jugement étranger. Le tribunal québécois doit examiner la preuve pour s’assurer que le tribunal étranger avait compétence selon l’article 3168 C.c.Q.

La question de savoir si le défendeur a reconnu la compétence du tribunal étranger doit être évaluée selon le droit du Québec. La Cour suprême va étudier les situations dans lesquelles le fait pour une partie de soulever des moyens de défense en même temps qu’elle conteste la compétence sont susceptibles d’emporter reconnaissance de la compétence au sens de l’article 3168 (6) C.c.Q.

Ne pas comparaître ou comparaître dans l’unique but de contester la compétence du tribunal étranger sont des comportements démontrant clairement que le défendeur n’a pas reconnu la compétence du for choisi par le demandeur. Par contre la Cour suprême rejette la théorie voulant qu’il soit opportun de permettre à un défendeur de plaider au fond tout en contestant la compétence, de perdre et d’ensuite soulever l’absence de compétence du tribunal étranger pour contester la reconnaissance du jugement étranger au Québec. Cette règle est nécessaire pour éviter un risque de jugements contradictoires, l’obligation de refaire le procès au Québec et un usage abusif des ressources judiciaires. Il serait inéquitable que le défendeur ait la possibilité de convaincre l’autorité étrangère du bien-fondé de ses allégations tout en conservant son droit de décliner ultérieurement la compétence de cette autorité si, en définitive, il était insatisfait de sa décision. Ce serait lui donner une seconde chance de contester (legal mulligan).

Dans sa requête en irrecevabilité au Utah, Barer invoqua au moins un argument pour contrer le bien-fondé de l’action intentée contre lui et qui, s’il avait été retenu, se serait traduit par une conclusion définitive qui lui aurait été favorable. Barer a tenté de profiter de l’action dans le temps pour régler le différend à son avantage et il a perdu. Il ne peut pas demander au tribunal du Québec de le protéger de nouveau des conséquences de la perte de la bataille juridique qu’il a choisi de mener à l’étranger. Ceci va à l’encontre du principe de courtoisie judiciaire ainsi que de l’utilisation efficace des ressources judiciaires internationales. Il est donc forclos de plaider que le tribunal étranger n’était pas compétent.

Conclusion :

Le résident du Québec qui s’estime poursuivi à tort à l’étranger ne doit pas poser de gestes susceptibles d’être interprétés par la suite comme une reconnaissance de la compétence internationale indirecte du tribunal étranger. A défaut, il ne pourrait contester la reconnaissance de ce jugement au motif que le tribunal étranger n’était pas compétent. S’il est obligé de soulever à l’étranger tant l’irrecevabilité que des moyens de défense relatifs au fond, il devra faire la preuve, au Québec, que tel est l’état du droit étranger s’il veut pouvoir s’opposer à la reconnaissance au Québec du jugement étranger. S’il invoque l’irrecevabilité de l’action dirigée contre lui à l’étranger et perd, se pose alors la question de ce qu’il peut continuer à faire devant le tribunal étranger sans que ceci puisse être vu plus tard comme une reconnaissance de compétence. Si Barer, par exemple, avait cessé de participer totalement à la procédure au Utah, dès le rejet de son exception en irrecevabilité, les tribunaux québécois auraient peut-être analysé la situation différemment, sans conclure à une reconnaissance de compétence de sa part au sens de l’article 3168 (6) C.c.Q.

 

Cette publication vise à donner des renseignements généraux sur des questions et des développements d’ordre juridique à la date indiquée. Les renseignements en cause ne sont pas des avis juridiques et ne doivent pas être traités ni invoqués comme tels.


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