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Droit des affaires, Droit fiscal

Le registre des bénéficiaires ultimes du Québec sera-t-il reporté et rendu non accessible au public?

16 janvier 2023

Par Daniel Frajman

Une version antérieure de cet article a été affichée dans The Lawyer’s Daily (publié par LexisNexis Canada) le 11 janvier 2023.

Nous insistons auprès de nos clients/amis sur la nécessité de continuer à se préparer à la date d’entrée en vigueur du 31 mars 2023, annoncée par le Québec, pour le dépôt par la suite au Registre des entreprises du Québec des informations relatives aux bénéficiaires ultimes. À cet égard, nous avons demandé et continuons de demander à nos clients, en ce qui concerne leurs sociétés par actions et sociétés de personnes, de nous fournir en priorité des informations concernant leurs contrats de prête-nom, fiducies et sociétés de portefeuille, le cas échéant, ainsi que des informations connexes et, lorsque possible, de nous remettre des organigrammes. Toutefois, il convient de souligner l’éventualité d’un report de l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation québécoise exigeant ces informations, et certains se demandent même si ces informations seront réellement rendues accessibles au public par le gouvernement. Mon article paru dans The Lawyer’s Daily du 11 janvier 2023, suppose que la date d’entrée en vigueur de cette réglementation pourrait être retardée et que les informations fournies au gouvernement pourraient ne pas être rendues publiques :

Le Canada a été marqué par une vague de transparence concernant les sociétés, les fiducies et la fiscalité, et cette tendance ne semble pas près de s’essouffler. Par exemple, les obligations de déclaration fiscale des fiducies ont été étendues pour l’exercice financier de 2023, y compris l’obligation d’identifier les bénéficiaires d’une fiducie. Citons également l’exemple de l’Ontario qui, le 1er janvier dernier, a rejoint le gouvernement fédéral et le groupe de provinces obligeant les sociétés constituées dans leur territoire à tenir un registre interne (accessible aux autorités dans le cadre d’une enquête) des personnes (qui ne sont pas nécessairement des actionnaires) qui exercent un contrôle important au sein de la société, notamment par le biais de contrats de prête-nom, de fiducies, de sociétés de portefeuille et d’un contrôle de fait (un « Registre de contrôle important »).

Il semble que le Québec soit sur la pente ascendante de cette vague de transparence. En effet, sur son site Web, le Registre des entreprises du Québec (le « REQ ») (un registre en ligne de toutes les sociétés et autres entités commerciales qui exerce une activité au Québec, peu importe où dans le monde l’entité est constituée, ce qui signifie que le registre québécois est d’intérêt pour les personnes de partout au Canada et dans le monde) continue d’indiquer que la version québécoise du Registre de contrôle important (la version québécoise fait référence aux personnes qui détiennent le contrôle en tant que bénéficiaires ultimes et obligera les entités inscrites à déterminer et à énumérer leurs bénéficiaires ultimes sur le site Web public et librement accessible du REQ) entrera en vigueur le 31 mars 2023. Par conséquent, il est presque certain que les informations sur les bénéficiaires ultimes devront éventuellement être rassemblées par les sociétés et autres entités du monde entier qui exercent une activité au Québec. Cependant, et nous le saurons bientôt, c’est à se demander si le Québec va véritablement obliger la divulgation publique le 31 mars.

À cet égard, il convient de noter que les pages Web actuelles du REQ indiquent que la déclaration publique prochaine des bénéficiaires ultimes au REQ « concorde parfaitement avec l’orientation adoptée au niveau international par différents pays ». Le Québec ne cesse de le répéter depuis qu’il a publié son document de consultation sur la transparence corporative en 2019 et son budget provincial en mars 2020, dans lesquels il estime qu’un registre public de la propriété effective des sociétés permettrait non seulement de lutter contre des fléaux publics tels que l’évasion fiscale, l’évitement fiscal déraisonnable, le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes, mais contribuerait aussi essentiellement à réduire la fraude en général et à uniformiser les règles du jeu entre les parties contractantes en favorisant la connaissance de la personne avec laquelle on fait affaire. En outre, le Québec a noté qu’un registre public favorise l’exactitude compte tenu de la possibilité que les erreurs du registre soient signalées par le public.

Les personnes qui ne sont pas favorables à un registre public de la propriété effective font généralement valoir que l’atteinte à la vie privée est disproportionnée par rapport aux avantages qu’apporterait la divulgation publique. À ce jour, aucune autre juridiction au Canada ou aux États-Unis ne dispose d’un tel registre public. En Europe, la situation est tout autre, le Royaume-Uni ayant pris les devants en créant un registre public en 2016 (et en indiquant alors que l’accès du public favoriserait l’exactitude et les relations économiques), et les membres de l’UE étant tenus de disposer d’un registre public depuis 2020 en vertu de la cinquième directive de lutte contre le blanchiment de l’UE. Le Québec a exprimé sa volonté de suivre ces exemples européens.

Les règles du Québec sur les bénéficiaires ultimes se trouvent dans la Loi sur la publicité légale des entreprises du Québec, telle qu’elle a été modifiée par le projet de loi 78 en juin 2021.

À la lumière de ce qui précède, on peut alors déduire que le registre des bénéficiaires ultimes du Québec pourrait ne pas devoir être divulgué au public d’ici le 31 mars, malgré l’annonce faite précédemment par le Québec. Dans ce sens :

  • Lorsqu’ils ont été interrogés en décembre 2022, les employés du REQ répondant aux demandes de renseignements généraux ont déclaré qu’il pourrait y avoir un report d’un an de la date d’entrée en vigueur des règles d’accès public du REQ (à première vue, cela paraît logique vu la complexité des règles).
  • La plus haute instance judiciaire de l’UE, la Cour de justice de l’Union européenne, a notamment rendu un arrêt important pour l’Europe dans ce domaine du droit à la fin novembre 2022, dans l’affaire Luxembourg Business Registers. Les affaires européennes ne suscitent généralement que très peu d’attention en Amérique du Nord, car elles n’ont généralement aucune pertinence ici. Cette affaire n’a pratiquement reçu aucune attention en Amérique du Nord.
  • Cette affaire de l’UE a établi que le registre public des entreprises du Luxembourg (similaire au registre public des bénéficiaires ultimes que le Québec s’apprête à mettre en place) est invalide en vertu de la législation sur les droits de la personne de l’UE, car il n’est « ni limité à ce qui est strictement nécessaire ni proportionnel à l’objectif poursuivi ».
  • À la lumière de l’arrêt de l’UE, l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, l’Irlande, le Luxembourg et d’autres territoires européens ont déjà mis fin à l’accès public à ces registres, ou ont décidé de ne pas y recourir, préférant mettre en place des systèmes permettant aux autorités gouvernementales, aux institutions financières, possiblement aux membres des médias, et à d’autres personnes ayant un intérêt légitime (mais pas au public en général) d’accéder aux informations sur les bénéficiaires ultimes.
  • Par conséquent, cette affaire de l’UE rend-elle plus difficile pour le Québec l’ouverture d’un registre public des bénéficiaires ultimes? Le registre public proposé par le Québec risque-t-il d’être contesté en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et de la Charte des droits et libertés du Canada comme une atteinte déraisonnable à la vie privée et/ou une limitation de la sécurité de la personne?
  • Le Québec envisagerait-il l’approche actualisée du gouvernement fédéral canadien? À l’heure actuelle, cette approche actualisée, qui est adoptée en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, mais qui n’est pas encore en vigueur, consisterait à exiger que les informations sur la propriété effective et le contrôle régies par la LCSA soient déposées auprès de Corporations Canada, afin qu’elles ne soient pas accessibles publiquement, et à permettre aux autorités d’y avoir accès dans le cadre d’une enquête.

Il sera intéressant de voir l’évolution de la situation au cours des prochains mois en ce qui concerne les règles du Québec relatives au bénéficiaire ultime. Cette évolution intéressera sans doute toute l’Amérique du Nord et le monde entier.

N’hésitez pas à me contacter pour toute information complémentaire sur ce sujet ou tout autre sujet.