Catégories

Litige

Partager

Retour
Litige

L’obligation de sécurité change d’intensité selon les circonstances

31 août 2021

Par Charles Côté-De Lagrave

Le 30 juin dernier, la Cour d’appel a rendu une décision importante en matière de responsabilité civile dans un dossier impliquant une réclamation pour dommages corporels.

Contexte

Le litige met en cause, M. Jauvin, un jeune étudiant de 23 ans en génie mécanique et la société Ski Bromont.com[1]. Le 7 août 2014, ce dernier décide d’aller profiter des installations de la société Ski Bromont.com pour faire du vélo de montagne[2]. En fin d’après-midi, ce dernier embarque une fois de plus sur le télésiège pour se rendre au sommet de la montagne[3]. Cependant, au trois-quarts de la montée, le télésiège s’immobilise[4]. Il appert que c’est l’heure de la fermeture de la montagne et qu’il a été oublié[5].

La température ambiante est de 15 dégrée Celsius et M. Jauvin ne porte qu’un t-shirt et un short qui sont trempés de sa sueur[6]. De plus, celui-ci n’a pas de téléphone en sa possession et la montagne ne réouvre qu’à 10 heures le lendemain matin[7]. Réalisant qu’il ne peut rester toute la nuit accroché au télésiège, ce dernier décide qu’il se doit de descendre du télésiège qui se trouve à environ 10 mètres du sol[8]. Il tentera alors une manœuvre risquée pour descendre qui aboutira à une catastrophe. Celui-ci chute et subira de nombreuses blessures : dislocation des deux coudes, fracture du poignet gauche, traumatisme crânien, foulure de la cheville, côtes fêlées et une fracture du plancher de l’orbite de l’oeil gauche[9].

Suivant l’envoi d’une mise-en-demeure et le refus de la société d’indemniser M. Jauvin, ce dernier déposera une action en dommage contre la société Ski Bromont.com[10]. Le jour du procès, les parties déposeront communément une liste d’admissions portant sur les dommages, et ce sans admission de responsabilité quant à la faute pour la société Ski Bromont.com[11]. L’incapacité partielle permanente orthopédique est admise à 11%, l’incapacité partielle permanente pour le volet ophtalmologique est admise à 3%, la perte de revenu est admise à 684$ et les pertes non pécuniaires sont admises à 150 000$[12].

Le juge de première instance, l’honorable juge Tôth de la Cour Supérieure du district de Bedford, accueillera l’action en dommage de M. Jauvin, conclura que la société Ski Bromont.com a manqué à son devoir accessoire de sécurité à l’égard de M. Jauvin et que la conduite de M. Jauvin n’était pas fautive[13].

La société Ski Bromont.com sera condamnée à verser à ce dernier la somme de 152 579.39$ le tout avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q.[14]. Aussi, le jugement réserve à M. Jauvin le droit de demander des dommages-intérêts additionnels en réparation du préjudice corporel subi dans les trois ans du jugement[15]. Le tout avec les frais de justice.

La société Ski Bromont porte en appel ce jugement.

La faute de Ski Bromont.com

La Cour a établi qu’il existe une obligation de sécurité de la part de la société Ski Bromont.com envers M. Jauvin et que cette obligation en est une de résultat[16]. Même si l’obligation de sécurité est a priori une obligation de moyen, celle-ci peut varier dans l’espace et le temps[17]. Dès lors, une obligation qui était initialement de moyen peut se transformer en cours d’exécution en obligation de résultat selon les circonstances[18]. L’intensité de l’obligation s’analyse selon les circonstances spécifiques dans lesquelles celle-ci est née et doit être exécutée[19].

Dans le cas en l’espèce, la Cour estime que l’intensité de l’obligation de la société Ski Bromont.com variera selon que le client se trouve sur la piste ou dans le télésiège[20]. En effet, dans le premier cas, leurs capacités, leurs habiletés et la prudence dont ils font preuve influeront grandement sur la survenance d’un éventuel accident[21]. Cependant, lorsqu’ils sont dans le télésiège, ils ont un rôle passif et sont laissés à la merci de la remontée mécanique[22]. Dès lors, lorsque la société a oublié M. Jauvin dans le télésiège, elle a manqué à son obligation de sécurité, car elle était tenue d’obtenir le résultat escompté soit de s’assurer qu’il ne restait plus personne dans les télésièges[23].

L’absence de faute de M. Jauvin

Par la suite, la Cour s’attarde au comportement de M. Jauvin pour déterminer si celui-ci a commis une faute contributive. La Cour réitère le principe que l’appréciation de la faute nécessite une comparaison avec une norme objective, soit la personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances[24]. Cependant, la Cour ajoute qu’il faut tout de même apporter une dimension concrète à l’analyse en plaçant cette personne raisonnable dans une catégorie de personne similaire au débiteur de l’obligation[25]. La Cour vient à la conclusion que lorsque M. Jauvin a choisi de tenter de descendre du télésiège plutôt que de risquer l’hypothermie en passant la nuit dehors ce dernier a fait un calcul des risques qui était raisonnable dans les circonstances[26]. Dès lors, celui-ci n’a pas commis de faute.

La réserve de trois ans pour des dommages-intérêts additionnels

Le dernier moyen soulevé par l’Appelante concernait la réserve de trois ans pour réclamer des dommages-intérêts additionnels en vertu de l’article 1615 C.c.Q. La Cour réitère que cet article doit recevoir une interprétation souple et libérale[27]. Les pouvoirs conférés par cet article font partie du large pouvoir d’appréciation du juge de première instance en matière d’évaluation des dommages[28]. Lorsque l’expertise n’offre pas une idée complète et suffisante de l’évolution de l’incapacité pour l’avenir, le juge est bien fondé d’appliquer la règle prévue à l’article 1615 C.c.Q.[29] .

Conclusion

Ce jugement de la Cour d’appel est intéressant à garder en tête pour tout juriste impliqué dans un dossier de responsabilité civile. En effet, les juristes se rabattent souvent trop  rapidement sur l’idée qu’en l’absence de disposition contractuelle ou législative précise à ce sujet, l’intensité de l’obligation sera nécessairement de moyen. Néanmoins, ce jugement est un parfait exemple ou, en fonction des circonstances, l’obligation qui paraissait à première vue comme étant d’intensité de moyen, c’est-à-dire l’obligation de sécurité, était devenue d’intensité de résultat. De plus, le cas de M. Jauvin démontre aussi une situation ou une mauvaise décision prise par la victime n’est pas nécessairement une faute lorsque la seconde décision possible au moment de l’incident était pire. Finalement, les juristes peuvent retenir de ce jugement qu’il ne faut pas avoir peur de se référer à la réserve de trois ans lorsqu’on est en situation de préjudices corporels.

[1] Ski Bromont.com c. Jauvin, 2021 QCCA 1070Z, para. 6.

[2] Ibid., para. 10.

[3] Ibid., para. 12.

[4] Ibid., para. 13.

[5] Ibid.

[6] Ibid., para. 14.

[7] Ibid.

[8] Ibid.

[9] Ibid., para. 20.

[10] Ibid., para. 23.

[11] Ibid., para. 26.

[12] Ibid., para. 24.

[13] Ibid., paras. 27-28.

[14] Ibid., para. 1.

[15] Ibid., para. 30.

[16] Ibid., para. 46.

[17] Ibid., paras. 47-48.

[18] Ibid., para. 49.

[19] Ibid., para. 48.

[20] Ibid., para. 52.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid., para. 56.

[24] Ibid., para. 60.

[25] Ibid., para. 61.

[26] Ibid., para. 65.

[27] Ibid., para. 74.

[28] Ibid., para. 75.

[29] Ibid., para. 80.


Catégories

Litige

Partager